" Ca me cloue là. Ce coup ci, Florence a fait fort. Je regarde autour de moi, je m'attends juste à une sorte de cataclysme, des assiettes qui volent et la nappe qui s'échoue sur le sol, les portes qui claquent, je m'attends à une réaction, un minimum. Maman est assise à la table du salon, elle tartine des petits toasts ronds de tarama tout rose, Florence à la cuisine, crie pour discuter. La nappe est en place.
La photo me suspend, par les pieds, me secoue même. Comme pour faire tomber des glaçons coincés dans ma gorge. J'ai l'intérieur du corps qui tombe en cascade, le ventre comme une orange pressée. Je les sens les petites fleurs, je la sens l'herbe grasse, elle est comme un gros tapis de magasin de meubles, celui du dessous de la pile, que personne n'a encore testé. C'est une herbe neuve qui est gorgée d'eau gorgée d'air frais, elle sent le mois d'octobre, c'est une naissance de nature, on n'a pas encore marché dessus. On pourrait s'allonger pour disparaître comme lorsque je glissais mes doigts jusqu'au centre de la terre. Je pourrais m'y allonger jusqu'à pousser pour de vrai j'en suis presque certaine."
" Il tripote le pot de crème à l'amande et finalement le pose sur la table de nuit. Il se laisse tomber tout entier sur le siège à côté du lit et laisse aussi tomber sa tête, en arrière sur le dossier, elle rebondi légèrement. Et il prononce seulement « Putain. ».
Il prononce au ralenti, stoïque, froid comme un objet oublié, une serviette tombée dans l'escalier, qu'on ne retrouve pas tout de suite. Et « putain » c'est toute la tristesse du monde qui m'envahit, qui me grimpe par les pieds, me démange le ventre. Je fais crisser les ressorts du lit et vient me coller à elle. Je m'allonge de côté, colle mes genoux derrière les siens. Je regarde Papa le visage fermé, comme une couleur trop terne. Je regarde Ingrid, elle a les yeux ouverts qui semblent regarder toutes les fines particules de l'air et rien en particulier. Elle ressemble à Maman quelquefois. "
" Les portes de l'ascenseur s'ouvrent sur le deuxième étage, une infirmière entre avec des boîtes de médicaments et des tupperwares de compote dans les bras. Elle nous sourit, elle est grande, presque autant que Papa, et elle sent le thé. Elle sent le thé à la sauge, elle sent le potager, la Place aux Herbes pas loin des rues piétonnes, sur les bords de l'Isère, le marché du dimanche matin. J'aimerais que ce soit elle qui s'occupe de ma petite grande soeur.
Au troisième étage nous abandonnons le potager dans l'ascenseur, et avant que les portes ne se referment elle s'écrit « Au revoir! ». "
Bonne journée jolie fleur.