On ne se voyait que dormir. Je ne sais pas si l’on découvre les gens en les regardant dormir, mais nous n’avions pas d’autres méthodes. Je me couchais, puis il rentrait, est-ce qu’il posait les yeux sur moi ? Est-ce qu’il trouvait ça indiscret ? Il se couchait sur le second matelas, si proche de mon corps à moi. Et s’endormait. Lorsque je me réveillais, cinq heures avant lui je prenais toujours quelques minutes pour observer son visage éteint, comme s’il allait soudain s’éveiller et articuler un bonjour chaleureux. En rentrant, je m’endormais seule sachant si bien qu’il viendrait allonger son corps d’homme si proche sans même troubler mon sommeil. Nous jouions ainsi chaque nuit, avec nos emplois du temps, pour ne partager que du temps endormi. Je ne connaissais pas sa voix. Et je trouvais ça émouvant de ne connaître que le corps d’un inconnu, comme la chose première et minimale. Je ne sais pas vraiment si le fait de partager une chambre désuète nous rapprochait d’une certaine façon, ou au contraire, excluait toute perspective de relation.
Quand elle m’a dit « J’ai un enfant. » On était là toutes les deux, au milieu d’un rayon de vieux livres qui sentaient tous, le vieux livre, et elle m’a dit « J’ai un enfant. ». Là je me suis dis whaou, cette fille, cette fille n’est pas une fille, c’est même une femme. Je me suis dis, cette fille-femme a été un jour, dans sa vie, enceinte. Un jour elle a eu le ventre qui a assez grossit pour lui cacher les genoux et créer un trait sur sa peau à partir de son nombril. Cette femme a un jour posé sa main sur son corps, pour en sentir un second, de corps, plus en profondeur. Et tout à coup, elle est devenue plus grande que tous les rayonnages.